L'art contemporain ne se laisse pas aimer aussi facilement qu'une tarte aux fraises. Je passerai sous silence l'infâme crème patissière qui ne sert ni mon propos ni les fruits qu'elle emprisonne. La tarte aux fraises avec sa bonne pâte brisée vient flatter le palais de son onguent sucré, les baies se déchirant sous la dent en un coulis délicieux. Si ce n'est l'irritation de la langue due aux pépins des fraises, qui gâche franchement le simple plaisir de boire un verre d'eau pendant une bonne quinzaine de minutes, rien n'indispose le commun des mortels dans cette pâtisserie. Nul besoin pour l'apprécier d'être guidé dans la forêt des saveurs, de recevoir une formation pointue de professeurs avisés comme on le recommande aux novices amateurs de bons vins par exemple. On peut même la bouffer avec les doigts, se les lécher ensuite, personne ne trouve en général rien à redire.
Pour ce qui est de l'art contemporain, il en va tout autrement, si l'on était féru de métaphores filées on dirait qu'il est à l'histoire de l'art ce que la cuisine moléculaire est à la gastronomie. Mais on voit bien les limites intellectuelles d'une telle hardiesse dans l'analogie. Comme lorsqu'on dit d'un plat gélatineux insultant nos papilles: c'est de la merde. Ou de la "merdre" si on aime Alfred Jarry. C'est limite. Si peu d'entre nous connaissent le vrai goût de la merdre, on n'ignore cependant pas son odeur, et de là on fait des projections. Mais je m'égare, où en est la critique d'art dans ce salmigondis?
Exemple: Ben. Mais si, Ben, l'éjaculateur précoce de déclarations plus anodines qu'un suchi àTokyo: "je suis en feu", "j'aime aimer", "fermer les yeux" etc etc... Son oeuvre orne souvent les trousses d'écolière de la 6è à la 4è. Pour juger le travail de cet artiste, il faut en comprendre la démarche comme on dit, savoir 'comment il en est arrivé là'. A vingt-cinq ans Benjamin Vautier rejoint le mouvement Fluxus, qui est une sorte de rejeton dadaïste. Les artistes Fluxus aiment à déclamer tout et n'importe quoi comme de la poésie. La posologie d'un médicament, ou une colonne de quotidien sonne comme du Shakespeare si on le lit comme tel, et on sent une communauté de pensée avec Marcel Duchamp, pour peu que l'on sache de qui il s'agit. Ben jalouse Manzoni qui vendit ses "merdes d'artiste". Quand on sait cela, on peut affirmer sans trahir l'homme ni son oeuvre, que Ben, c'est de la merdre, ou presque.
J'avais donc décidé d'emmener ma femme soumisa à Marseille (quand je décide, elle suit). Car ce week-end à Marseille, au milieu des bataillons de supporters clonés, aussi anxyogène que n'importe quelle autre armée, s'achevait le "Printemps de l'Art contemporain". Quand on a comme moi suivi de brillantes études sur le sujet, il est de bon ton d'aller railler la production des collègues, ou de la louanger lorsque c'est inévitable.
Près de la cathédrale la Major -sorte de pot-pourri architectural méditerranéen- exposait un collectif dont je tairai le nom par altruisme corporatiste. Dans une espèce d'usine désaffectée, conforme donc à l'idée qu'on se fait d'un atelier, nous fûmes accueillis par une charmante nymphe habillée par Zara. Nous pénétrâmes dans l'antre parés d'un champ lexical prêt à toutes les éventualités: pour le médiocre, le grotesque, le génial, le subtil, le talentueux, l'inattendu, et j'espérais même pouvoir caser le très rare peccamineux, pour la bonne raison que j'en avais appris l'existence le matin même.
Il y avait quatre salles, ou cinq, selon que l'on considère la cuisine comme appartenant ou non à l'exposition. Dans la première, collé au mur tel un Don Quichotte de Weisbuch, un croquis de cheval, sur papier A4. Ni moche ni renversant, un bête cheval, de somme ou de trot, je ne sais plus bien; face à lui, en écho sur l'autre mur: rien. Idem sur celui de gauche, pareillement à droite. L'audace du dépouillement ne nous déplu pas, il faut bien l'avouer. Juxtaposé à ce premier choc émotionnel, un espace dédié à ...rien. Il y avait pourtant bien des pathères tirées du plafond, mais sans oeuvre accrochée. La troisième pièce, plus grande que les précédantes, très éclairée, offrait au regard (l'entreé était gratuite) un tas de poussière goudronneux fiché sur le dessus d'un des sept luminaires à trois néons. Dans la dernière, une table au pied manquant reposait sur une prothèse en mousse. Sur cette table dépérissait un carnet d'esquisses que n'aurait pas feuilleté un examinateur des Beaux-Arts lors d'un examen de deuxième année.
Un peu sur notre faim, tout chargés de nos jugements contenus, et laissés dans un flou absolu (mais que je peinerais à qualifier d'artistique) en l'absence de parcours indiqué, nous décidâmes d'ouvrir les portes qui se présentaient à nous, comme pour forcer l'exposition. La cuisine nous fit l'effet d'une installation de premier ordre, bien plus que le minimalisme trop facile du salon/ chambre à coucher contigu à celle-ci. L'une des membres du collectif nous sauta proprement sur le râble en crachant: "comment êtes-vous arrivés-là?".
Rarement une telle communion d'esprit est atteinte dans l'Art contemporain entre le créateur et son public. C'était en effet la question que j'usse aimé poser à ce collectif. Au lieu de ça je me suis juré de leur faire un papier assassin.