Une heure au purgatoire
Ils ont changé l'Anpe d'endroit. Fini l'agence douillette du centre-ville, désormais pour répondre aux inlassables convocations il faut se rendre dans une zone commerciale. Près d'une heure en bus. Pas un panneau d'indication une fois arrivé dans le secteur. Au petit bonheur la chance. Aller-retour, le tout prend trois heures, pratique pour décourager les chômeurs, et donc les faire sortir des infamantes statistiques. Prévoir la demi-journée. Emmenez un en-cas et de la lecture: ils devraient écrire ça sur le courrier. Heureusement, je connais le coup, j'ai pris les Contes de Buk, il m'en reste deux ou trois à finir.
Ma conseillère aussi a changé. Pourquoi? Ma bonne grosse Frédérique s'est suicidée? A pondu un miard pour se soustraire à son travail? Elle ne m'aime plus? Peu importe, je ne suis pas plus angoissé que ça: j'ai toujours eu de la chance avec cette race-là. Avec mon grand sourire et mes bonnes manières, j'arrive bien à les embobiner. Avec Fred on était même parvenu à un super terrain d'entente: elle ne m'appelait jamais, ne me convoquait jamais, et tous les trois mois je recevais une lettre me faisant le résumé de l'entretien auquel elle ne m'avait pas forcé à assister. Le panard, un privilégié je vous dis. On doit sentir que je suis perdu pour la société, et trop cabochard pour faire les efforts nécessaires à ma "réinsertion". On me file le rmi-rsa, je cherche pas de boulot, j'écris mes poèmes débiles tous les jours en rêvant à d'improbables publications; pendant ce temps je fais pas cramer de voitures, je deal pas de drogue, je pique le boulot d'aucun gentil père de famille, et ma conseillère s'occupe des gens qui attendent vraiment une aide de l'Anpe. Tout le monde est content.
"Nous vous accueillons avec le respect qui vous est dû, nous attendons de vous le respect qui nous est dû". Tout ça est très sain. Mais c'est vrai que j'ai jamais eu à me plaindre. Arrivé devant l'accueil, je me sers un verre d'eau à la fontaine, c'est bien l'eau, à neuf heures du mat' je vais pas commencer au vin. C'est vrai qu'on est bien accueilli dans ce vivarium en chantier.
La grosse moche de l'accueil qui farfouille dans son nécessaire rose fuchsia constate que je ne suis pas inscrit sur la feuille de rendez-vous; elle baragouine à part elle un truc du genre "XXX a encore pris un rendez-vous sans le marquer sur son agenda". Ca commence bien, ma nouvelle est une je-m'en foutiste, ou une bordélique, on devrait bien s'entendre.
Alors oui, je vais prendre place dans la salle d'attente, au milieu des autres paumés sans espoir. Je rejoins Buk.
Quand je vois passer un employé (la plupart du temps une employée), je lève les yeux pour me faire une idée. La première est une petite sèche avec une grosse tête blonde, elle a l'air gentil, je la prendrais bien, comme référente. Ensuite, une très jolie brune bien accoutrée, style active woman; j'en voudrais pas: habituée au jeu de charme de la gent masculine, elle doit pas être facile à séduire, surtout dans le cadre de son travail, donc méfiance. Quelques laides viennent, dont une au visage fermé, draconique. Et puis l'épingle à grosse tête revient chercher un autre damné. Putain! que fout ma conseillère? Trente minutes que je poireaute. Heureusement que j'ai Buk. Je finis la dernière nouvelle: la bombe à hydrogène vient d'exploser San Francisco. Je repense au ciel de San Francisco que je connais un peu, c'est vrai que ça ferait joli une Apocalypse atomique là-bas. Bon, du coup j'ai plus rien à fiche que de compter les minutes et observer. Observer l'autre brune pas vilaine, en face de moi, qui compulse ses papiers, elle doit prendre la chose au sérieux, elle. Y'a aussi ce grand écran plat qui crachote les conseils dispensés aux chômeurs, guide de survie puérile dans un monde surpeuplé. Cet écran plat est peut-être là pour nous rappeler les délices promises aux travailleurs qui se bougent le cul. BZZ BZZ BZZ...
Enfin, j'entends mon nom expiré de façon à peine audible. Tiens, j'ai hérité du dragon. Elle disparait déjà, sans une poignée de main et sans un regard. Je perçois tout juste le clic cloc bon marché de ses bottines vulgaires. Bien. Dans son antre, déjà assise elle lâche un truc: "(inaudible), asseyez-vous". Je demande de répéter.
"Asseyez-vous".
Je ne saurai jamais ce qu'elle a dit en préambule.
Ok, je m'assieds.
Petit visage, petits traits, minuscule bouche d'où ne doivent s'écouler que de minces filets perfides. Elle a quelque chose de la mort. Ca se sent ces choses-là, je souhaite me tromper.
"Vous avez amené votre CV?"
Je lui tends. Elle le lit à voix haute comme pour m'infliger le résumé de ma propre existence. Que des machins artistiques, j'y ai même pas mis mes années comme vendeur de musique, normal, je veux plus faire ça. Théâtre, théâtre, animation théâtre, lecture de textes à la radio (internet), et tenue d'un blog littéraire. Rien que du très sérieux quoi.
"Bon, mais quelles sont vos démarches actuelles pour trouver un emploi?"
"Je prépare des envois à des éditeurs."
"Non mais que vous écriviez sur votre temps libre, c'est une chose, mais si vous êtes à l'Anpe, c'est que vous recherchez activement un travail."
Ca tourne en eau de boudin, mais normal, elle fait son job, ingrat et aveugle, j'ai l'habitude. J'essaie de lui montrer que je suis pas tout à fait ahuri, que je sais parfaitement en quoi consiste son horrible boulot, et que je suis un cas à part. Pour finir je lui explique que c'était la grande question avec Fred, savoir si elle devait me laisser dans la catégorie des vendeurs en produit culturel (dénomination qui ne donne pas envie de vomir) ou si elle devait me passer dans celle des écrivains, sachant que même dans un rêve surréaliste, l'Anpe ne dégottait pas de publications chez les éditeurs, y compris les plus gentils.
"Ecrivain, ça n'existe pas." Mensonge d'incompétente ou saillie poétique, je ne savais pas bien.
"Puisque je n'existe pas et que vous devez me faire sortir des statistiques: radiez-moi."
"Je ne vois pas dans quelle catégorie vous mettre."
"Je ne vais pas non plus faire votre travail."
Silence. Je décide de lui tendre une perche, parce que la détresse humaine ne me laisse pas insensible.
"Vous n'avez qu'à me basculer à l'Anpe spectacle."
"Vous n'êtes pas intermittent du spectacle."
Bon, c'est dit, j'ai à faire avec une débile incapable qui ne connait rien à rien. Certains doivent avoir du mal à lui témoigner le "respect qui lui est dû".
"Pas besoin d'avoir les cinquante-cinq cachets pour être à l'Anpe spectacle, sinon ça serait idiot!"
"Si."
"Non."
"Bon, je vais voir avec ma direction."
Oui, va apprendre ton métier grosse crétine psychorigide, il serait temps.Fais toi tirer au passage, tu reviendras moins bouchée.
Elle disparait un si long moment que je peux apprendre par coeur tout son emploi du temps du jour, ouvert sur son bureau. Et les affichettes au mur: "J'éteins la lumière en sortant" et un truc sur le chauffage à ne pas maintenir en fonction la fenêtre ouverte, et à abaisser en sortant. Pas étonnant qu'ils en deviennent cons et aigris en étant infantilisés à ce point-là.
Elle revient. Ca lui a pris encore un quart d'heure. Elle s'est peut-être vraiment faite trousser.
"Bon je vais vous basculer sur l'Anpe spectacle" (sans blague!)
Elle se met devant son pc et tapotte de méchantes choses sur son pauvre clavier.
"Vous savez, ce n'est parce que des tas de gens font des boulots qu'ils n'aiment pas juste pour avoir le droit de vivre que tout le monde est contraint d'en faire autant."
"Mais j'aime mon travail" qu'elle me fait! (Ben tiens, évidemment, qui ne s'épanouirait pas à vider un océan de mazout avec une petite cuillère en carton?).
Résignée, vaincue, elle se résout à notifier dans ses cases inhumaines en quoi consistent mes activités. Elle me demande ce que j'ecris. Nouvelles, un roman en cours, des choses pour le théâtre et beaucoup de poésies (dont une sur toi bientôt, ne t'en fais pas ma radasse, tu as ta place dans mon pandémonium.). clic clic clic clic.
Derrière la vitre des ouvriers trimballent de lourdes barres de fer, ils s'y mettent à cinq pour ça. Le contre maître file un beignet sur la casquette du plus jeune, aucun ne sourit, ils s'échinent dans les rafales glacées d'un vent à saper le moral d'un buffle. Moi je suis au chaud, vingt-quatre degrés sur l'écran digital fiché au mur, à apprendre à une ersatz de
fonctionnaire frigide qu'elle n'est pas qu'un périphérique de son pc.
"Vous recevrez une convocation pour vous aidez dans vos démarches."
Là je suis censé comprendre que je dois me lever et retourner à mon existence d'assisté, que j'ai gagné un peu de tranquillité et le droit de continuer d'impacter à la baisse le taux de croissance de mon pays. Sans autre signe de sa part.
Quand on reçoit quelqu'un avec plus de trente minutes de retard, il n'est pas désobligeant de s'en excuser. J'ai beaucoup de rendez-vous, m'aurait- elle rétorqué si j'avais prononcé ça à voix haute au lieu de simplement le penser très fort. Je suis très lâche parfois, et ceci me paraissait bien vain. A la place, je lui impose une poignée de main, main qu'elle effleure avec tout l'ostentatoire dégoût que je provoque en elle.
On ressort souvent de ce dixième cercle de l'enfer avec un pénétrant sentiment d'humiliation qui nous pourrit les chairs. Mais je promène un sourire digne et bravache, histoire de donner du courage aux autres personnes qui vont se faire embrocher après moi.
Le vent avignonais continue de matérialiser le combat inéxorable de l'homme à pied contre la société qui galope vers rien, indifférente, en ballottant les détritus sur le bord des routes. Je reprends le bus, à son arrêt il y a la brunette mimi de tantôt, avec ses papiers et sa recherche réelle. Elle me lance des oeillades avenantes; je m'en aperçois que bien après, pas la tête à ça.
Sur le trajet retour on passe devant des tas de concessionnaires de voiture à onze mille neuf cent euros, du genre qu'on se payera pas grâce aux missions de dix jours que propose poussivement l'agence nationale pour l'emploi. On les voit depuis la vitre du bus: c'est un autre monde, une promesse violente qui, comme on dit, n'engage que ceux qui la croient.