Au café des conversations imbuvables
"Et Elle me fait: vous êtes pas trop vieille pour ça? Trop vieille! Sans déconner! j'ai crû la tuer!
"Oui, j'ai vendu mon vélo pour vingt euros, j'ai plus rien; pas le choix. Je te paye une bière?
"Mon mec a fait son isolation avec des annuaires, il a vu ça à la télé, c'est malin, hein?"
Et l'autre gamine arrêtait pas de parler, celle qui était "trop vieille".
"Mes parents m'aident, financièrement, mais pour le soutien moral, que dalle, ils disent tout le temps que j'y arriverai pas, ceci, cela...
"Non sans rire? T'as vendu ton vélo pour vingt euros? ton seul vélo! T'es fou, t'es pas doué en affaires...! Je veux bien une bière."
C'était un poète, encore. Bien sûr qu'il est pas doué en affaires. Sinon il ferait des affaires, pas de la poésie. Remarquez, il a refilé le manuscrit de son roman à une nana. Son seul manuscrit, évidemment. Pour baiser la nana, évidemment. Il a jamais revu ni la nana ni le manuscrit. C'est vrai qu'il est pas doué en affaires.
On est au moins dix à table. Trois tables. On pourrait être des rois. Mais on est qu'une bande de paumés oiseux en quête d'existence. Le ciel nous roule dessus comme un rouleau compresseur sur des perce-neige. Que fout un rouleau compresseur sur les pistes au printemps? j'en sais foutre rien. Mais nous, on est là; avec l'alcool et les rires la neige semble plus douillette.
Le poète revient avec ses verres de bière, un peu plus fauché qu'à l'aller. C'est une caricature de poète. Il est vieux, fagoté comme l'as de pic un jour de fiançailles et il fait du gringue à une femme qui a une gueule de rouget. C'est une caricature de poète. Il passe son temps à déclamer du Rimbaud et du Paul Fort, et de temps en temps il glisse quelques vers à lui (comment font les gens pour se souvenir de leurs propres poèmes? Demandez-moi de réciter un peu de Verlaine, de Baudelaire, une chanson de Brassens ou de Noir Désir, ok, mais un de mes poèmes, là je suis bien dans la merde, enfin passons). A-t-il déjà emballé autre chose qu'un sandwich en déclamant du Paul Fort? mystère. Comme il voit qu'il soûle tout le monde avec ses vers, il veut m'attirer dans son désastre:
"Tiens, dis-nous un de tes poèmes!
"Heu... Non.
"Allez, fais pas ta timide!
"Bon..."
Je vérifie d'un coup d'oeil que personne à part lui et son rouget ne nous écoute, et puis je lance un quatrain:
"Je me fous de Verlaine
Je me fous de Rimbaud
Je me fous du Créateur
et des Super-Héros... Désolé je me souviens pas de la suite."
(Mensonge: la suite est un quatrain assez joli, donc allez vous faire foutre, je le garde pour moi. En plus j'ai mal au gland, je me suis fait sucer par une scie circulaire hier soir, et l'irritation ne passe pas.)
"Et pourquoi tu trouves pas un petit boulot, au lieu de vendre tes affaires? quand t'auras plus d'affaires à vendre tu f'ras comment?"
(Où t'as vu que les poètes bossaient, crétine? Et les vieux? Hein? alors un vieux poète? s'pèce de folle.)
"J'ai une amie poétesse qui a vendu quelques uns de ses vers pour une pub sur de l'huile d'olive".
Personne ne relève. Pourtant, ça c'est pertinent. C'est la seule info valable de tout ce chambard débile. C'est en soi presque un poème. Mais ils sont tous tarés. On dit qu'il y a quatre-vingt pour cent de cons sur terre. Faux. On est quatre-vingt dix-neuf virgule neuf neuf neuf neuf pour cent de cons sur terre, et un tout petit peu moins de tarés.
Cactus rapplique. Cactus ne se pique pas de poésie. Ouf. C'est un médium. Il a un béret blanc vissé sur les rides serpentueuses qui lui boursouflent la tronche. Cactus vient se planter à côté de moi; il boit pas que de l'eau Cactus.
"ALORS LA JEUNESSE? CA BAIGNE?"
Cactus, il gueule. Il doit craindre que sans ça on fasse comme si on l'avait pas remarqué. Il a de l'expérience Cactus, il sait ce qu'il fait.
La jeunesse sans avenir patent lève le menton vers Cactus. Silence. Puis le n'importe quoi reprend, comme après le dernier grzzzzzt d'une exécution capitale à la chaise electrique.
"L'école d'infographie de Toulouse est pas réputée, alors finalement j'irai ailleurs, mais c'est vrai que je comptais aller sur Toulouse. Tu me donnes ton numéro comme ça je t'appellerai et on se fera un apéro?"
Cactus va se replanter plus loin.
Bon, j'ai mal à la couronne du gland.
Tiens, deux vers forent leur sillon dans ma tête, ils me plaisent bien. Je baisse les yeux pour me concentrer et je tombe sur une cheville toute fine à la peau d'albâtre, des chevilles de statue grecque, super sexy. Elles sont magiques: elles ne recrachent aucun reflet, elles aspirent toute la lumière, mes yeux, ma pensée. Rien ne scintille sur cette peau, c'est un abysse de beauté. En regardant cette cheville on est en soi, en elle, c'est vertigineux. On oublie tout. Et voilà, j'ai oublié mes vers. Quand l'homme a une idée, il y a toujours une chair trop émouvante qui se dévoile et qui fait tout capoter. Toujours. C'est la loi. Ou alors faut se crever les yeux, ou jamais sortir de chez soi, ou se téléporter dans une île déserte dès qu'un machin à peu près joli et qu'on voudrait garder se pointe en pensée. Là c'est fichu. Pas trop grave: il était sûrement question de mon gland douloureux.
"Alors, quand est-ce qu'on la prend sur la gueule la radioactivité de Fukushima?"
Un mec. Y a qu'un mec pour se croire spirituel en balançant une stupide banalité pareille. M'est avis que lui, la radioactivité, il l'a déjà bouffée, par tous les orifices spongieux de sa personne et qu'il n'arriverait même plus à survivre sans sa dose. Manque plus qu'une vanne sur Kadhafi et je me tire.
"Faudrait balancer la centrale sur Kadhafi, comme ça on ferait d'une pierre deux coups!"
Ah ah.
Bon, je me tire. Peut-être que chez moi je vais enfin trouver ce mail d'une bonne femme (demandez pas pourquoi, ce que j'écris plait plutôt aux femmes, pas toujours bonnes, mais aux femmes, oui) qui m'aura répondu sur un ton exalté perceptible à son champ lexical: "Vous êtes un génie, je vais vous publier, je vis pour publier des gens comme vous". Ou pas. On verra bien.
La nuit a tout à fait dégouliné sur la ville. Ca change pas grand chose si ce n'est que les gens changent de masque, ils passent leur masque de la nuit, horrible, souriant et fêtard. Soit.
Message sur mon portable. Une éditrice? mon cul. C'est Esthera. Elle en a rien à foutre que je sois publié ou non, elle me trouve très bien comme ça. Un drame ou un privilège, je sais pas bien. Elle est trois rues à côté. Que je l'attende. Qu'on se retrouve. Bien.
Esthera est toujours aussi touchante de grâce naturelle. Changée en boîte de conserve rouillée elle serait la plus charmante des boîtes de conserve rouillées, avec un petit éclat métallique que les autres ont pas. Et quel cul! Bon, passons.
Elle est enjouée, comme presque tout le temps. Motivée. Elle veut qu'on aille boire un verre en terrasse. Esthera, tu sais pas! tu sais pas qu'ils sont tous fous là-bas! ils sont en train de dégénérer, de muter à rebours de l'évolution qui nous a mené là, ils se transforment en amas ectoplasmique qui pète des absurdités la plupart des fois obscènes et très rarement rigolotes! y'en a une avec une gueule de rouget qui veut faire bosser un poète insupportable de plus de soixante berges! Et tu veux aller là-bas??? elle veut aller là-bas. Je sais pas dire "non" à Esthera. Elle a été fabriquée de telle manière qu'un individu un peu sensible ne puisse pas lui dire "non". Notre espèce ne survit que grâce à ça. Pas au foot, pas aux élections, pas aux centrales atomiques, pas à l'Art, pas à la mode vintage, pas aux médecins. Non. Elle survit grâce aux femmes à qui les hommes ne savent pas dire "non". On retourne dans le MEME pub, parce qu'elle veut ce pub-là et que je sais plus dire "non".
On commande deux bières. Sur ma droite au comptoir, y'a Vince, un vieil alcoolo métis du RADAR. On se salue. Esthera veut sortir. On sort. On s'assied à une table, SEULS.
Vince sort aussi, comme par hasard. Il nous repère. Il tire une chaise pour y déposer son vieux cul tout sec. Après les formalités d'usage il m'ignore complètement et part à l'abordage d'Esthera.
Ah ah. Vas-y vieux. Tente ta chance à la roue de la fortune de ta triste soirée. Avec moi dans les parages, avec ta trombine et ta discussion t'as autant de chance de séduire Esthera que moi d'atteindre la bouche d'une girafe avec ma queue. Mais je peux lui laisser le plaisir d'essayer, je suis pas si cruel. J'écoute d'un quart d'oreille.
Sa conversation, c'est de la macédoine avec des morceaux d'éléphants et des navets verts fluos. Il y est question de sept mille euros par mois, de se choper un super boulot, de concevoir des gosses, de la vie d'artiste, de nos rêves de mômes, des Incas, du Bien et du Mal et d'électricité. Je crois que c'est son taf, l'électricité. Il est en courant continu d'incohérence. Esthera a une capacité de tolérance vis-à-vis de la crétinerie masculine absolument inhumaine, ça doit être une sainte ou un truc comme ça. Mais même Vince comprend qu'il faudrait pas trop jouer avec la limite. Il embraye sur ses activités à elle. Artiste. Films d'animation. Ouais, genre pâte à modeler. Je décroche pour mater les anges dans le ciel de nos abîmes océaniques. Quand je reprends, il en est à Léo Ferré (Tiens? pourquoi Ferré? tu pouvais pas le laisser tranquille, non? tu crois que ça lui ferait plaisir à Ferré que tu fossoies sa mémoire pour draguer une jeunette de vingt ans ta cadette?)
"Personne a rien compris à Ferré! On l'a traité de pédophile!"
(Ah oui, tiens, il y a bien un lien, en effet.)
J'ai du mal à rester muet sur Ferré:
"Normal, 'le jour où ça ne m'ira plus, quand sous ta robe il n'y aura plus le Code pénal', faut avouer c'est ambigu, on peut le prendre dans un sens ou l'autre. C'est un poète, il a le droit de dire ça, moi ça me gêne pas".
Là je sens qu'il est content, il va tenter de m'évincer au nom de Ferré:
"Non, justement, c'est peut-être elle, la Petite, qui l'a branché, et pas lui!"
(Argument typique de pédophile.)
"C'est pas le problème, soit il dit qu'il n'en voudra plus quand elle sera majeure, soit il dit qu'elle pourra revenir le voir quand elle sera majeure, c'est ambigu".
"Non!! Tu parles comme tous ceux qui n'ont rien compris à ce Grand Poète! Comme les trois- quarts des gens! Faut écouter ses paroles, il dit ça: (...)"
Et là il se mélange complètement. Pas de chance, j'ai passé toute mon adolescence à m'enivrer tristement sur Ferré, pas évident de me planter là-dessus.
Il s'énerve. Il comprend que c'est fichu. Mort. Qu'il est mort. Et je représente le Mal, le Mal qui le tue. Il se lève en me roulant des petits yeux tout noirs, tout haineux, tout vilains. Il se fait manger par le pub.
Avec Esthera on est désolés pour lui, mais bien content aussi que ça s'arrête. On finit nos verres. On se casse.
Arrivés chez moi, elle a envie de baiser. J'oppose mon taux d'alcool. On se bat comme des gosses qui en ont rien à foutre de pas gagner sept mille euros par mois quand ils seront grands. A force de se frotter je finis par entrer en elle. Je sais pas dire "non" à Esthera.