Nice day, avec combat, pâtes, piano et dénouement.
La bouteille de whisky était cachée sur le côté de mon bureau, cachée à cause d'un gars qui avait passé deux jours chez moi et qui est un pire poivrot que l'auteur de ces quelques lignes. Bon, faut être honnête, elle était aussi un peu cachée de moi, par mes propres services. Bref cette salope de bouteille était là, à moins d'un mètre, couchée dans l'ombre.
Un soleil à cramer les lézards roulait sur mon bureau, Janis s'égosillait joyeusement dans mes enceintes, une roulée s'effilochait en volutes dans un cendrier, et moi, je faisais la gueule. Disons que j'avais un moral de merde. Et cette bouteille couchée. Et la cigarette. Et Janis. Un temps somptueux. Un samedi à adorer l'existence. Sauf que non. J'avais même pas une raison valable, à part cette pute de bouteille que je m'interdisais de toucher, parce que c'était 13h. J'ai des principes. Je bois pas la journée. Pas avant 18h, c'est comme ça. A un moment la clope s'est arrêtée de fumer, du coup moi aussi. Le soleil faisait toujours chier.
J'avais aucune raison d'aller pas bien, d'ailleurs j'allais pas "mal", juste j'allais pas bien. Allez savoir. Ma soirée de la veille avait été très bonne. Repas entre amis, enfin on dit amis comme ça, je les aime bien, ils sont gentils. De bons copains. Un peu trop de mélanges d'alcool, c'est sûr, vin blanc, vin rouge, whisky, cognac... Ca justifiait quand même pas cet état de viscosité mentale.
"Oh Lord, won't you buy me a Mercedes Benz? Oh Lord..."
Je me suis rallumé une cigarette, une vraie, une "indus'", le salut se trouvait peut-être dedans, roulé dans ce foutu papier ammoniaqué. En fait, non.
Les tuiles sur le toit d'en face, aux couleurs que j'avais jamais su définir, rayonnaient, rutilaient, se prélassaient grassement sous cet enculé de soleil qui donne le moral à tout le monde.
"Beau temps, hein? Le printemps est arrivé!
"Va te faire foutre".
Je m'étais déjà branlé deux fois, à vingt minutes d'intervalle. Très mauvais signe, ça. Je crois que j'aurais même pas baisé une nana si l'occasion s'était amenée. Rien à fiche. Je m'étais tiré sur la tige comme ça, pour en sortir un truc, pour cracher un intérieur encombrant.
Puis Janis est morte, encore une fois. Je suis passé à Satie. Pas du style à redonner la pêche Satie. Mais vous savez ce que c'est, les machins gais quand on l'est pas, ça devient vite insupportable, ironique, agressif, c'est un sale miroir. J'avais encore envie de me branler, ça devenait frénétique. Je suis allé chier. Buk prétendait que sa merde est celle qui pue le plus après celle des chiens. Je sais pas si c'est vrai. La mienne est pas mal non plus (j'ai du mal à en concevoir une quelconque fierté, même allégorique).
Le frigo, dans sa langue de frigo, genre de morse qui grésille, voulait que je bouffasse (c'est bizarre l'imparfait du subjonctif des fois...). Il était sûr que ça me ferait du bien. C'est con un frigo, ça pense qu'à vous faire manger. Sinon, si vous mangez pas, vous niez son utilité de frigo, et il trouve pas ça gentil. Mais je voulais rien avaler. Non. Pas moi. Après il aurait fallu encore aller aux chiottes, six heures plus tard, et ça me fatiguait d'avance. C'est comme pour la bouteille, quand on décide un truc, faut s'y tenir, même sans raison suprême, juste comme ça... Ca donne un genre.
P'têtre que j'avais le moral dans les chaussettes (chaussettes ridicules soit dit en passant, car montées trop haut sur le mollet, et d'une teinte déprimante que je me refuse à traduire ici) à cause de la tôle phénoménale qu'un type nous avait infligée au "trivial poursuit années 90". D'ordinaire je suis pas mauvais à ce jeu, mais là, cette version 90 et ce type s'étaient ligués contre moi, spécialement moi et mon orgueil et... bref. Le temps passait pas, cette bouteille étirait ses membres comme un gros chat bienheureux qui appelle les caresses. Un ensemble, quoi. Une oppression molle de plusieurs éléments combinés, chacun infinitésimal, mais dont la totalité formait poussivement une micro montagne de coercition.
Bouteille, frigo, branler, branlée, clopes... chat... Janis, Satie...
Satie détache ses notes comme de minuscules grains de raisin aux chouettes petits éclats vifs dans ce putain de soleil croupissant.
C'était un jour parfaitement houellebecquien. Preuve que Houellebecq est pas si mauvais, même si il a eu le Goncourt, même si il écrit comme un neurasthénique. De toutes façons, ses poèmes sont très bons, ça suffit pour mériter sa place ici bas. Pour l'Eternité, on en parlera plus tard.
Satie a joué sa Gnossienne n1. Belle à se tirer des balles en mousse dans le crâne. Au même moment, comme si ça suffisait pas, j'ai vu un mort se connecter sur mon Msn. C'est salace Msn pour ça, les bots qui piratent les adresses abandonnées n'y pensent pas à ça, que ça file la pétoche et le cafard quand ils réveillent les morts aux yeux des survivants.
Aloysuis Bertrand voulait que je fourre (-asse...) mon nez piteux dans son Gaspard de la nuit. Bien sûr. Tous les auteurs veulent qu'on les lise. Mais lui, il insistait vaillamment (ça prend deux "m"?) avec sa couverture tramée, blanche qui luisait d'une infinité de microscopiques diamants dans le putain de soleil du printemps qui arrive, ou qui arrive pas.
Tout ça c'est qu'une grande lutte toute flasque, ralentie, dans une arène de miel et de yogourt, avec des flocons d'avoine adhésifs dans l'air. On peut même pas dire qu'y a pas d'air, y'en a de l'air, on respire pas si mal. L'air est juste chiant. Il parait qu'on peut pas vivre sans air, mais vivre avec c'est pas toujours le top non plus. Enfin bref. Je fumais une grosse cigarette garnie de vieilles feuilles de ganja (je peux pas dire "joint", là-dedans il y a moins de thc que de compassion dans l'oeil d'un flic qui sermonne un clodo), pour la forme. Je fumais plus d'herbe depuis des mois, une grande décision ça. L'herbe ça me rend trop con, intellectuellement.
En tous cas, Aloysius Bertrand pouvait être certain d'une chose: C'était pas aujourd'hui que j'allais me poser avec lui la question "qu'est-ce que l'Art?". Je préférais me gratter la nuque à l'endroit où mes cheveux sales sont tout fins, doux quand bien même gras.
Ian Pears (un cadeau...), Maupassant, Giraudoux, Garcia-Marquez, Frédéric Brenner (livre de photos, encore un cadeau), l'Iliade à demi masquée par le Manifeste de Breton; j'étais pas mal entouré. Et même d'amour. Le truc, en général on me croit pas, c'est que l'amour j'en ai rien à carrer. Sans blague. C'est ma théorie ça, le bonheur, le confort, l'amour donc en un mot, c'est très mauvais pour l'écrivaillon que je suis. Encore une idée défendue par Houellebecq... quand je vous dis qu'il est pas mauvais.
Enfin! mon enfoiré de soleil allait dégobiller sa trop jaune bave derrière un immeuble qui surplombe le mien. Mais il était même pas 15h. J'évitais de baisser les yeux vers la planque de la bouteille. Encore un micro duel dans la gigantesque bataille de ce samedi.
Un peu d'eau. Ca fait étrange quand on la sent passer par la trachée et se disperser ensuite en delta dans la poitrine; en luminescence ça doit être joli, ou décevant.
J'ai baissé les bras. Je me suis résolu à bouffer. Quelques pâtes, au beurre et au gruyère (tous les écrivains parlent de ce qu'ils bouffent, si si, vérifiez, vous verrez). J'ai fait bouillir l'eau à la bouilloire électrique, le crépitement m'a distrait un instant. Infime petit bruit de l'enfer, un enfer de lilliputiens, expurgé de tous lilliputiens (aucun vrai drame je vous dis!). Bien entendu, l'occasion était parfaite pour me servir un petit rouge. Mais non. Hé, hé. Je reste droit dans mes bottes loqueteuses.
Manger ces sacrées pâtes allait me faire passer au moins dix minutes, avec cinq en plus dédiées à leur préparation. C'était une forme de mini-joie. C'est fait pour ça la vie? étouffer sans conviction un peu de temps qui passe? Non, ça va à l'encontre de tout ce en quoi je crois. Mais des fois c'est comme ça, faut pas trop se culpabiliser.
Pas de rouge! ni de rosé! Satie. Allegro et des pâtes. Et vous, et moi, embarqués dans un même inutile imbroglio gluant qu'on abandonnera pas sans s'y agripper vaille que vaille (enfin pour la plupart, y'a des suicides, je ne l'ignore pas. J'espère qu'il y en aura pas en lisant ceci, c'est tout, et pas par humanisme, mais par orgueil bien sûr).
Pendant que je suçais mes pâtes noyées de beurre, le soleil a fini de crever, tout à fait. Noyé, lui aussi, dans un océan de grisaille, pas de quoi trépigner de satisfaction, mais c'était déjà cool.
William Blake, comme Milton, étaient plus exigeants que les autres, eux ils réclamaient que je les achète (-asse...), c'était marqué sur un post-it au-dessus de mon écran d'ordinateur. Carrément! rien que ça! Y'en a qui doutent de rien. Allez vous brosser, les mecs! quand vous serez entrés à la Pléiade!
La bouteille, la bouteille, la bouteille, couchée, faussement cachée. Autour de 15h30. Satie, "danse gothique en faveur d'un malheureux". Bien choisi ça comme titre, bravo Erik!
Après avoir mangé, on est toujours un peu à bout de forces, même quand on en avait peu au départ. Ca devenait plus compliqué d'écrire (même ça!). Je m'accrochais à mes principes. Bouteille = 18h. Intangible, à quinze minutes près. Pas comme ça que je deviendrai un saint, mais on a déjà parlé de ça, bien qu'absurdes, il faut des règles, ou on devient barjot, et, en l'occurrence, gravement alcoolique. Mieux vaut en rester à ses névroses ordinaires. Ca aurait pu être cinq heures du soir, vu la lumière. Mais non. 15h35.
Et toujours ce putain de mal au bus, un mal fadasse, pas de quoi se tordre ou prendre un cachet. Encore un mal mineur. J'en avais pas causé avant parce que je veux pas trop donner l'impression de me plaindre. Orgueil, fierté et bouteille couchée.
15h40. Aucune raison de se flinguer. Et puis j'ai jamais eu de flingue (pourquoi d'ailleurs?).
Un vrai bras de fer. A s'arracher l'épaule, mais doucement. Un très long écartèlement, à l'échelle subatomique. A ce rythme-là, ça prendrait seize siècles selon mes calculs.
Ma sonnette me rappela son existence. Putain de sonnette atroce que j'aime, parfois. Là oui. C'était Esthera qui revenait de la même soirée de la veille. Un peu la gueule de bois, mais nettement moins que moi. Elle voulait pas baiser (tant mieux!), mais jouer à Zelda. L'aubaine.
Deux heures à jouer à Zelda, ça se fait bien pour patienter jusqu'à la délivrance de la bibine, en accord avec mes principes. Dieu venait à mon secours. J'allais gagner ma stupide bataille. Grâce à vous, Satie, les pâtes, et Zelda.