C'est un ange, et c'est aussi un de mes plus vieux potes. Un de ces anges tout cramés qui regardent le monde avec un œil fabriqué ailleurs, dans le ventre d'une femme visitée par le Saint Esprit, ou par un matériel génétique extraterrestre. C'est la gentillesse même, et le monde est ainsi fait que ce genre d'individu est presque toujours maudit. On dit que les anges n'ont pas de sexe, mais chez lui c'est encore pire, on dirait qu'il n'a pas de corps, ou bien qu'il n'en a pas conscience : il pourrait traverser une rue en flamme par inadvertance, juste parce qu'il pense à autre chose. Du coup, ça manque pas, il est perpétuellement estropié quelque part, un coup le doigt écrasé, un coup le crâne fendu par le coin d'une planche, un coup la peau du nez arrachée dans des circonstances oubliées depuis. Mon Ange est jamais indemne. Mon Ange est beau (normal me direz-vous, pour un ange) : épais et malléable comme une feuille d'aluminium, mais sombre comme un arbrisseau dans une nuit sans lune. Il est fragile, Mon Ange. Et là, assis sur le trottoir, agenouillé devant sa bière, découpé au rasoir par la lumière plaintive du lampadaire, il est encore plus beau qu'à l'ordinaire. Son nez fin et aristocratique semble mesurer toute la gravité de choses qui me dépassent. Il faut dire que c'est un ange tourmenté. Son père est en train de crever (quand on vous dit que Dieu va mal...) et son petit cœur est plongé dans les abîmes de l'océan Amour, où c'est qu'y a une telle pression que tout finit toujours broyé. Mon Ange est amoureux. Preuve qu'il a bien un sexe. De toutes façons, j'avais déjà eu l'information le soir où on s'était tapé la même nana tous les deux. Même que c'est un vrai ange, elle est pudique cette affaire-là, il était un peu gêné de la situation, alors que la fille était... aux anges, bien sûr. Bref. Revenons pour l'heure à son tourment.
« Tu vois, j'comprends pas, on s'aime, on se déchire, elle me vire, elle me rappelle, et moi, comme un pauv' con, je cours, j'pardonne. J'ai déjà été amoureux, bien sûr, mais là, j'sais pas, c'est différent, j'arrive pas à me passer d'elle. Et tu sais, elle est pas simple, j'te jure, elle est pas simple... »
Tu m'étonnes. Ça se voit. Déjà, elle écrit de la poésie. Rien que ça... Et à mon avis, c'est pas très bon. Mon jugement est gratuit, j'ai rien lu d'elle, mais j'l'ai vue. Et puis j'l'ai testée, je lui ai fait lire des textes à moi qu'étaient pas terribles, et elle avait adoré. Ça doit être le genre à faire rimer tendresse et détresse. Bref, Mon Ange est dans un beau guêpier. Il est pas sorti du sable.
On est là, dans la rue des Teintes, sous la lumière qui regrette de pas être plus solaire, mais qui fait pas d'efforts, et c'est la fête, y a un petit concert et sa séraphine se laisse compter fleurette par un vieux sans charme, qui lui tourne autour comme un moustique. Et Mon ange, ça le rend dingue. Voilà un grave symptôme : il a rien à craindre de cet ossuaire sur pattes, mais pourtant il enrage. Et Séraphine le sait bien, et ça l'éclate. Mon Ange est pas sorti du sable.
« J'ai l'impression que ça peut finir n'importe quand, et putain ça m'angoisse. Ça m'angoisse grave. »
Et là il tourne la tête vers moi. Sûr qu'il faudrait que j'dise un truc, que je relativise, que j'le fasse marrer. Mais bien entendu, ça vient pas.
« Et lui, là ! j'te lui enverrai bien mon verre dans ses dents !
- C'est p'têtre c'qu'elle voudrait... »
Je m'en veux immédiatement de cet accès de sincérité, et de lucidité.
« Je crois pas qu'elle soit aussi perverse... »
Ah, ben moi je sais, mais bon, là il vaut carrément mieux se taire.
Le bon point pour lui, c'est qu'ils se cament tous les deux, et ce genre de prison, ça cimente un couple : tant qu'ils sont bien dedans tous les deux, ça leur retire la force de se séparer, ils sont liés l'un à l'autre par les chaînes d'un boulet commun. Ils partagent le même enfer, et ça, ça rapproche. Le risque c'est le jour où l'un des deux veut s'en sortir et s'aperçoit que l'autre est une entrave à cet élan de vie. Mais ça non plus, il vaut mieux que je le dise pas. Du coup je peux rien dire. C'est dommage, j'aimerais bien lui être d'un secours quelconque à Mon Ange, même un tout petit secours de rien du tout, même juste un sourire un peu chaleureux... mais j'arrive pas à lui sourire, je vois bien que son bonheur il est tout pourri, tout miteux, tout empoisonné et qu'il ressemble à une maladie avec laquelle on a pris l'habitude de vivre, confortable comme un matelas qui grince et qu'est plein de punaises, mais qu'on a pas vraiment envie de changer, par manque de force, parce que le corps s'accoutume à tout plutôt que de faire les efforts. Si ça continue comme ça, va falloir que je l'abandonne Mon Ange, sinon il va me casser le moral.
Faudrait aller danser. Mais c'est du reggae. J'aime pas des masses le reggae. D'abord le reggae, comme style musical, ça existe pas. Y a Bob Marley, et c'est tout. Mais surtout j'aime pas les gens qui jurent que par le reggae. La plupart de ceux qui aiment ça, n'aiment que ça : reggae way of life. Dreads. Vêtements pourris. La bonne humeur comme posture. Hippies de merdes. La nature est magnifique, les êtres humains sont bons, ou méchants parce que malheureux, et s'ils sont malheureux c'est parce qu'ils écoutent pas assez de reggae. Ah, comme ça, tout est simple. Jah love. Tout ce qui est un peu noir est suspect, tout ce qui est complexe aussi. J'aurais bien voulu voir l'évolution d'un reggaeman dans un camp de concentration, tiens, sûr qu'il aurait vite bouffé les ceintures des gens à même leur ventre, et les intestins avec, et les viscères, et les os, et que le soir il aurait chanté du Alpha Blondy (désolé pour l'anachronisme, mais on se comprend) à la lueur d'une lampe abat-jour en peau humaine. Non, non, non, le reggae, c'est suspect, hyper suspect. Danser là-dessus serait pas un problème, avec cinq verres de plus dans les veines, mais j'en ai marre de me remplir d'alcool.
Mon Ange est polarisé. On a plus rien dit depuis plusieurs minutes. Ses yeux noirs et désolés sont agrippés à son Tourment. Elle, elle s'éclate, toujours. Le vieux doit commencer à croire qu'il va réussir son coup. Quelle perverse.
« Je crois que si elle me quitte, je retourne en Afrique, et j'y reste. J'étais bien là-bas. »
Mon Ange n'a pas de rêve, pas d'idéal, il traverse la vie, comme ça, en battant des ailes, en aimant les gens. Aucune volonté de puissance en lui. Il est pur, il mérite le Paradis Perdu, et l'Afrique c'était un peu le Jardin d'Éden pour lui. Regarder pousser sa beuh, se droguer, baiser de temps en temps, ça lui va parfaitement comme existence. Un ange. Vous me direz, ça ressemble vachement à un hippie dit comme ça, et je vous dirai que je vous emmerde.
« Oh ! si tu veux toujours ma gnôle, j'en ai soixante bouteilles chez moi, on va en chercher si tu veux. »
Putain, je suis mal parti pour calmer la bibine. C'est de la gnôle de vin en plus, je la redoute. Mais ça fait un an qu'il m'en parle. Je suis trop curieux.
« Ouais, allons-y. »
Il se met à tomber des gouttes sur nos gueules d'arrachés. Mais la lumière semble moins flasque comme ça, elle scintille, les pavés luisants prennent une allure un peu féerique tout à coup. La ville est tellement plus féminine sous la pluie, humide, glissante, parcourue de reflets et de zébrures. La ville est sexy sous la pluie.
« Mais faut faire vite, je veux pas la laisser seule trop longtemps, on sait jamais... »
Putain de damné. Il se lève, va la prévenir, elle l'accable d'un puissant sourire « Mais pas de problème mon coco, tu sais bien que je t'aime, va vivre ta vie, moi je vis la mienne, t'inquiète donc pas... »
Le refuge de Mon Ange est pas bien loin. Sur le trajet il me parle que d'elle. Son obsession. Les gens qui n'ont pas trouvé de réelle raison de vivre confient leur destin à l'amour, ils s'offrent en holocauste, et c'est d'une tristesse, qui salit la tendresse.
Il passe un bras autour de mes épaules, et geint, tragi-comique, avec beaucoup d'auto-dérision :
« Putain ! je l'aime cette garce, je l'aime ! J'crois qu'il m'est jamais rien arrivé de pire... »
La ville est belle sous la pluie. L'homme est beau quand il n'est plus rien, quand il a tout perdu, quand il est esclave. Il invente et chante le Blues. Et les survivants dansent à la frontière du Purgatoire à la mémoire des disparus. Et les survivants disparaissent à leur tour, puis le futur tente d'en tirer des enseignements. Et l'alcool est là pour nous aider à digérer l'idée qu'il n'y a pas grand chose à comprendre.
« ET ALORS ? TU VEUX QUOI ? QUE J'AILLE LE VOIR ? ET IL ME DIRA QUOI ? QU'IL M'AIME ? »
Une nana et un type dans la rue. Le mec doit être le ''meilleur ami'' de l'autre gars en question. Les deux, les trois probablement, sont complètement cuits. Le théâtre monde a décidé de me donner raison ce soir. Mon Ange éclate de rire, un rire grave, sordide, presque méchant, mais d'une méchanceté, d'une férocité tournée contre lui-même. M'enfin il rigole, c'est déjà ça.
La ville pleure de nous voir comme ça. La ville est l'addition géométrique de toutes nos sensibilités, de nos sensibleries. Les animaux sont tristes au zoo, mais protégés. Seulement le confort est nuisible à l'homme animal, le confort est le lieu d'une autre cruauté, névrotique, qui n'a plus rien à voir avec la cruauté de la nature, la cruauté qui décide de l'évolution des espèces : dans le confort de leur petit intérieur, les hommes et les femmes se battent, parce qu'ils ont perdu le sens du vrai combat. Ils ne sont plus déterminés que par la folie venue envahir le vide. La ville est un autre confort, un autre intérieur, et les folies s'entassent géométriquement les unes sur les autres, et il faut boire, il faut boire, pour continuer d'accepter ce périple absurde sur nos propres boyaux. À moins qu'il y ait une autre solution ?
Nous arrivons devant chez Mon Ange. Il ne pleut plus, il cataracte. Des lasers d'eau bénite qui nous traversent pour nous nettoyer, nous laver de fond en comble, et qui font des trous dans le bitume avant d'aller se mêler aux tréfonds de la terre, et d'y adoucir le magma. C'est une violence nécessaire.
Une fille passe. Sous un parapluie transparent. Un bon cul souligné par une minijupe insolente d'où serpentent deux jambes enbarésillées et des talons pointus qui, eux aussi, percent la croûte jusqu'au magma.
« Mademoiselle, vous êtes charmante ! »
Elle se retourne, malgré la guerre que nous livre le ciel, et avec une bouche comme un fléau, elle lèche l'âme de Mon Ange d'un : « Merci, c'est très gentil ! ».
C'est vrai qu'elle est belle, comme une pute qui sautille de tranchée en tranchée sur la ligne de front, comme Marlène dans la chanson de Noir Désir. C'est amusant que ce soit Mon Ange qui l'ait apostrophée, normalement c'est plutôt mon truc ça, même si je l'aurais dit autrement, parce que là, c'est gratuit, inutile, inefficace. Mais c'est ça qui est chouette, c'est le premier signe rassurant que me montre Mon Ange ce soir. Moi de toutes façons, j'ai pas envie de baiser.
J'attends Mon Ange au bas de chez lui, parce que là-haut, y a son père en train de crever. Sur le perron de l'immeuble, je ne suis qu'à moitié protégé du déluge, je vais crever moi aussi. Mais bon... de la gnôle de vin, quand même !
Il redescend, on retourne là-bas, papiers mâchés, étoiles de mer projetées par la vague sur le rivage furieux. Le temps d'arriver ça se calme, Dieu a décidé que c'était bon, qu'on avait été absout, que le feu noir de l'Homme était suffisamment dilué, jusqu'à la prochaine. En route on a goûté la gnôle. Elle est très bonne, surprenante même. Je m'attendais à un truc horrible, eh ben pas du tout. Du coup, plus rien à foutre d'être trempés. On glisse dans l'alambic, joyeux. Mon ange vole de nuage en nuage vers son doux amour. En le voyant arriver, elle court vers lui, et l'enlace. Il arrive à faufiler un regard en ma direction, l'air de dire « Tu vois, je suis vraiment dans la merde ».
Séraphine la Tourmenteuse me prend par le bras (la soirée est finie, tout le monde rentre) et me fait :
« J'ai choppé un gramme, tu viens avec nous ? »
Ah ah, surtout pas. Je leur fais la bise à tous les deux, mes damnés, mes perdus, mes beaux anges, mes êtres humains.
J'essaie de faire passer un truc intense et muet quand je fixe une dernière fois mon pote dans les yeux, le genre de truc qui ne se dit pas et que partagent tacitement les militaires avant de partir pour une mission qui ressemble à une mission suicide.
Ils s'en vont, s'enfoncer un peu plus bas dans les souterrains.
J'ai ma gnôle, mes vêtements sont gorgé d'eau, mais j'ai pas envie de rentrer dans ma solitude parfois oppressante. Tant pis si j'attrape la crève. J'ai envie d'une solitude de grand large, avec des étoiles, même imaginaires, une lune imparfaite et noyée entre deux attols pâles de nuages, et un horizon à inventer pour y laisser courir... laisser courir quoi, d'abord ? Peu importe, je veux ça.
Je vais sur la place du Palais, évidemment désertique, heureusement désertique. Le Palais des Papes est immense, sa façade blanche, imposante et grandiose. Surtout là que je suis seul, que tout m'appartient. Je ressens la respiration de chaque pierre, de chaque pièce démesurée et vide du Palais. Je nage, immobile. Je suis bien. La gnôle abrase tout mon être. Je ne trouve rien, putain, je ne trouve rien, à part ce grand vide que j'ai envie d'appeler maman en me jetant dans ses bras. Où aller ? je suis si bien ici.